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23 mars 2007

Sale temps le matin

Le matin, j'ai toujours du mal à démarrer. D'abord, quand j'ouvre les yeux, il me faut un certain temps pour savoir où j'ai atterri. Quand je ne suis pas ailleurs, je suis parfois chez moi, j'ai la tête prise dans un tiroir ou coincée dans la bibliothèque et les pieds dans le linge sale. Je finis par me retrouver en travers du lit, tandis qu'une phrase bizarre me trotte par la tête : « Les filets de saumon ne sont pas bons. » Ou quelque chose dans ce genre-là. Ça m'inquiète, bien sûr. «Mais qu'est-ce que je raconte? Qu'est-ce que je raconte ?» Je n'ai pas le temps de me poser la question qu'une réponse me monte aux lèvres : « Le gigot, il faudra le jeter. » Qui a parlé ? Le son de ma voix est rauque, à peine humain. Un sentiment de malaise m'envahit. Je répète machinalement : « Le gigot, il faudra le jeter dans l'ascenseur. » Aucun doute possible : ma voix n'est pas la mienne ! Il y a de quoi paniquer ! Et si le téléphone sonne, juste à ce moment-là, je dois me faire de la respiration artificielle, tout seul, pour ne pas suffoquer. Je décroche, mais pas forcément le récepteur du téléphone. Il m'arrive de décrocher n'importe quoi. La gorge sèche, je dis : « Allo ?» puisque c'est ce qu'il faut dire dans ces cas là. Mais mon« Allo ?» ne vient jamais seul. Je bégaie n'importe quoi et puis je raccroche au petit bonheur ce qu'il y a à raccrocher, et pour détourner la conversation, je fredonne le premier refrain idiot qui me vient à l'esprit. « La vie en rose» ou « C'est si bon »... Je sens bien qu'il y a quelque chose qui cloche... Que je nage en eau trouble. « Oh la la! Je déraille complètement, moi !» Bon, ça paraît frappé au coin du bon sens, cette remarque. Une intervention positive, efficace, destinée à calmer les nerfs. Eh bien non, c'est faux. Parce que je ne dis pas « Oh la la ! Je déraille complètement, moi !» une seule fois. Je répète cette maudite phrase cinquante, cent, deux cents fois ! De quoi devenir enragé. La deux centième fois que j'entends « Oh la la! Je déraille complètement, moi ! », je m'attrape un morceau de cuisse et je tords jusqu'à ce que ça saigne. Au bout d'un moment, d'ailleurs, je ne dis même plus « Oh la la! Je déraille complètement, moi !» mais « alla j'dé !» Une abréviation magique que je répète indéfiniment: « alla j'dé alla j'dé alla J'dé alla j'dé alla j'dé...» en imitant le rythme d'un train... Et puis, heureusement, je finis par me rendormir. Enfin, la plupart du temps, parce qu'il y a des matins où j'ai de l'insomnie. Mais si ce n'est pas le cas, alors je rêve. Un rêve banal: je suis dans le Grand Nord canadien par exemple, et je patauge dans une neige de sang. Je suis habitué à ce genre de truc, ça ne me fait plus ni chaud ni froid. En général, c'est l'envie de pisser qui me réveille. Quand je ne peux plus faire autrement, je me lève et je navigue prudemment vers les chiottes, en essayant d'éviter les bouts de verre qui traînent dans le couloir et les clous rouillés qui dépassent du plancher. Le bruit de mes pas résonne d'une façon inquiétante. Est ce que je suis seul, ou bien est-ce que quelqu'un me suit ? Suis-je vraiment réveillé ? Pour en avoir le creur net, j'appelle: « Il y a quelqu'un ?» Personne ne répond. Pas si fou. Je me dis que c'est l'écho du couloir qui provoque des hallucinations auditives et avant d'aller pisser, j'en profite pour faire un brin de ménage. Au lever, je ne supporte pas la vue des cendriers pleins, des verres avec des fonds de vinasse dans lesquels flottent des mégots éventrés, des bouteilles vides, des miettes de pain et des croûtes de fromage sur la moquette pisseuse. C'est l'unique moment de la journée où j'ai assez d'énergie pour passer l'aspirateur. Je vide les cendriers, je lave les verres, je fais disparaitre les bouteilles vides, bref, quand je vais pisser, tout est nickel. Mais en pissant, le souvenir des mégots dans les verres et des vieilles croûtes de fromage me prend aux tripes. Je m'enfonce les doigts au fond de la gorge pour aider mon corps à évacuer, lui aussi, toutes les saloperies qu'il contient. Parfois ça marche, mais pas toujours. Il m'arrive de passer deux heures, la tête dans la cuvette, à attendre que ça vienne. J'aime bien, d'ailleurs ! Il y a le bruit de l'eau qui ruisselle continuellement depuis que la chasse d'eau est détraquée... C'est champêtre. A Paris, on manque de nature. C'est pour ça que les gens se ruinent en plantes vertes. Mais la nature, ce n'est pas que la chlorophylle ! C'est aussi les torrents, les sources, les cascades... J'ai tout ça aux chiottes, moi, et pour pas cher. Au bout d'un moment, je me sens mieux. Au point de trouver la force d'aller me recoucher. Je m'endors aussitôt, et hop ! en route vers le pays des songes. Je dois me débattre contre des huissiers qui tentent de saisir mes oreillers, ou essuyer les reproches d'amis morts m'accusant de les avoir oubliés. Ou encore les épluchures les plus diverses s'échappent de la poubelle et viennent ramper autour de mon lit. Elles m'enserrent, m'étranglent... Je me réveille avec la sensation d'étouffer. J'aspire de grandes goulées d'air. Ça produit un sifflement comme si j'avais un trou dans le dos. Les poumons, bien sûr ! Un cancer de plus à nourrir. Je me traîne jusqu'à la cuisine pour voir s'il reste de l'aspirine. Je farfouille parmi les vieux médicaments, dans le carton à chaussures qui me sert de pharmacie. Avec un peu de chance, je trouve un vieux cachet d'effervescente. J'adore le bruit que ça fait en fondant dans l'eau. Un bruit de science-fiction, genre soucoupe volante et petits bonshommes verts... Le boogie woogie de la matière en pleine désagrégation. Avant d'avaler, je passe le visage au dessus du verre pour prendre une mini-douche. Les yeux fermés, j'imagine que je suis en Bretagne et qu'il tombe une petite pluie fine. C'est bon.
Même le goût de l'aspirine dans l'eau me rappelle l mer. Je vais me recoucher en me tenant le crâne à deux mains pour l'empêcher de dégringoler. Mais je me relève dare-dare pour fermer les portes et tirer les rideaux. A cause de  la lumière, bien sûr. Cette saloperie de lumière qui s'introduit par le moindre interstice et qui me brûle les yeux. Pas la peine de prendre de l'aspirine s'il y a de la lumière : c'est de l'aspirine gâchée. Je bouche les trous, je calfeutre. Plus il fait sombre, plus je suis content. J'aimerais qu'il fasse complètement noir. C'est d'autant plus bizarre que je ne supporte pas le noir quand il fait nuit. J'ai besoin d'une veilleuse pour m'endormir. Mais voilà, dès qu'il fait jour, c'est juste le contraire. Je sais bien : je suis compliqué, mais qu'est.ce que je peux y faire ? Je me tortille dans tous les sens avant de tomber sur la position idéale. Je retourne l'oreiller pour avoir la partie fraîche, je tire sur les draps pour les défroisser et d'un seul coup, je me sens bien. Euphorique. C'est l'aspirine qui commence à produire son effet. Je m'endors en souriant et alors là, crac,je fais un rêve assez bien. Tout en rêvant, une partie de mon cerveau qui veille, chuchote : « Il faut que tu te souviennes de ce rêve parce que tu peux en tirer un chouette scénario ». C'est vrai. Si le téléphone ne sonne pas avant la fin, j'ai un long métrage en me réveillant. Mais c'est rare. Les gens m'appellent pile au moment où ça commence à devenir intéressant, et ensuite, pour retrouver le fil de l'intrigue : tintin ! Je me venge en répondant par une injure à chaque sonnerie. Piètre consolation. Mon script génial s'évapore. Il ne me reste qu'une vague ambiance, un souvenir de souvenir. Une dernière sonnerie, et c'est fini : je ne me souviens même plus si j'ai vraiment rêvé. Je regarde le cadran du réveil: dix huit heures déjà ! J'avais un rendez-vous à quinze heures! Tant pis. Je reste au lit. Au moins, tant que je suis dans mes draps, je ne dépense rien, je ne fume pas, je ne bois pas et je dis moins de conneries.
Roland Topor 
"Le Fou parle" n°25 septembre 1983

cochons
Ronald Searle
"Le fou parle" n° 9, janvier/février 1979

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Commentaires
D
Y'a des matins comme ça...<br /> <br /> Preso, je ne suis pas comme monsieur Topor, je range le soir, parfois tard dans la matinée d'ailleurs, histoire d'aller dormir sans souci pouvant venir perturber mon sommeil; le réveil peut alors se dérouler en douceur. :)
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P
je découvre aujourd'hui ce blog via celui de Soldignac, et j'adore! J'ai juste lu tous les messages de la rubrique "boulot": excellent, hilarant... Je pense squatter un bout de temps ici aussi.<br /> Bon week-end!
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S
content de voir que tu ne t'es pas mis au crack ^^
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