Qu'elle...
Là. Une table. Toute proche. La salle est presque vide. Restaurant un
vendredi soir. Je ne vois qu'elle. Seule. Tout près. La nappe n'est
plus blanche. Des taches. Derrière, plus loin, des bouteilles. Dehors,
le ciel est bas. Toussaint et noir. Une chaise se renverse lentement.
Même pas un bruit. Un pilier, d'autres clients à moitié cachés. Le
journal est retenu par la carafe. Des titres. Gras et gris. La pluie
maintenant. Des cris à l'autre bout des cloisons. Quelqu'un pleure. Une
salade déjà blette. Je mange. A côté, elle est toujours là. Seule. Au
milieu. Qu'elle. Je détourne les yeux. Au comptoir - bois ou zinc - un
homme essuie un verre. Des inscriptions publicitaires sont collées sur
la glace. L'espace s'y reflète. De nouveau, elle est là, double. A
l'envers. Pourquoi lire ? Une conversation par bribes, à quelques
mètres :
" - J'irai voir demain.
- Vers qu'elle heure ?
- Je t'appellerai.
- Si je suis là..."
Je
n'écoute plus. Je reviens vers elle. Je la fixe. Là, en face de moi.
Mes yeux se brouillent. Je fixe encore. Ça danse. Se multiplie. Une
lumière jusqu'au bout des doigts. De la chaleur. Je regarde encore. Je
dois sourire. Mes vêtements sont légers. Je suis heureux. Jusqu'à
l'intérieur du ventre. Je ne la quitte pas des yeux. Je suis seul avec
elle. Là, devant moi. Sur cette nappe à alvéole. Qu'elle. Pour moi
seul. Je lis... "forte de Dijon." Qu'elle. Cette étiquette sur un pot
de moutarde.
André ROLLIN, in "Le Fou parle" n° 18, septembre 1981
En lisant ce texte, j'ai eu la furieuse envie de le dédicacer à Tiger...! Allez savoir pourquoi ...?